Opinion

Le mécanisme de conditionnalité de l’UE en matière d’État de droit, à la lumière des développements récents

Alors que le terme de « conditionnalité de l’État de droit » est de plus en plus entendu dans les relations de l’UE avec ses États membres et les pays tiers, l’origine de la conditionnalité de l’État de droit se trouve dans l’essence même de la construction européenne. Dans sa toute première jurisprudence, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) a déclaré que l’UE est une communauté fondée sur l’État de droit1. Cela implique que tous les États membres respectent l’État de droit, ce qui est crucial pour le fonctionnement des différents mécanismes de l’UE, qui sont fondés sur la confiance mutuelle entre eux.

Depuis l’adoption du traité de Lisbonne, l’État de droit a trouvé un cadre juridique solide. L’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE) dispose que « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit… ». Au sens de l’article 49 TUE, le respect de ces valeurs est une condition préalable pour être membre de l’UE. La  » conditionnalité  » fonde ainsi différentes réflexions.

Pour les Etats désireux d’adhérer à l’UE, sur la base de l’article 49, la conditionnalité de l’Etat de droit apparaît comme un pré-requis pour être un Etat membre. Ce mécanisme, également appelé  » conditionnalité de pré-adhésion « , est utilisé par l’UE afin de promouvoir le respect de l’Etat de droit dans les pays candidats.

En ce qui concerne les Etats membres qui se sont déjà engagés à respecter les valeurs fondatrices de l’UE lors de leur adhésion, en cas de violation de ces valeurs énumérées à l’article 2 du TUE, y compris l’Etat de droit, ils peuvent être soumis à des sanctions politiques. En effet, en vertu de l’article 7 du TUE, le Conseil européen, statuant à l’unanimité, peut constater l’existence d’une violation grave et persistante par un État membre des valeurs visées à l’article 2. En conséquence, le Conseil peut suspendre certains des droits découlant de l’application des traités à l’État membre en question, y compris le droit de vote. Mais comme l’application de ce mécanisme de sanction politique a des conséquences très graves et que l’unanimité est très difficile à obtenir, le mécanisme de l’article 7 est considéré comme l' »option nucléaire « 2 et jugé « lourd et inefficace du point de vue de la procédure « 3.

Par conséquent, comme alternative, un nouveau règlement a été adopté et est entré en vigueur le 1er janvier 2021. Le « règlement sur un régime général de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union « 4, également connu sous le nom de « règlement sur la conditionnalité de l’État de droit », donne à la Commission la possibilité de suspendre l’accès d’un État membre au budget de l’UE en cas de violation de l’État de droit qui affecte ou risque sérieusement d’affecter la bonne gestion financière du budget de l’Union ou la protection des intérêts financiers de l’Union de manière suffisamment directe.

Le 16 février 2022, dans ses arrêts très attendus 5, la CJE a rejeté les arguments de la Pologne et de la Hongrie selon lesquels le « règlement sur la conditionnalité de l’État de droit » n’est pas conforme aux traités de l’UE. Dans cet arrêt historique, la Cour a reconnu clairement, pour la première fois, la nature contraignante du principe de l’État de droit prévu à l’article 2 du traité sur l’Union européenne par les mots suivants : « il convient de rappeler que l’article 2 TUE n’est pas une simple déclaration d’orientations politiques ou d’intentions, mais qu’il contient des valeurs qui font partie intégrante de l’identité même de l’Union européenne en tant qu’ordre juridique commun, valeurs qui se concrétisent par des principes contenant des obligations juridiquement contraignantes pour les États membres. » 6.

L’importance de ce règlement est double. Premièrement, pour la première fois, ce vaste principe de l’État de droit a trouvé un contenu solide et détaillé. En effet, le règlement a énuméré les cas dans lesquels le principe de l’État de droit peut être considéré comme violé. Deuxièmement, en donnant à la Commission le pouvoir de prendre des mesures pouvant aller jusqu’à la suspension du droit d’accès à sa part du budget européen, il a considérablement renforcé la force contraignante du principe de l’État de droit.

À la suite de l’entrée en vigueur de ce mécanisme, le Parlement européen, dans une résolution adoptée le 10 mars 2022, a exhorté la Commission européenne à engager des procédures contre les États membres qui violent le principe de l’État de droit7.

Concrètement, le dimanche dernier, le 18 septembre 2022, la Commission européenne a proposé de suspendre environ 7,5 milliards d’euros de fonds alloués à la Hongrie pour des raisons de respect de l’État de droit 8.

Ces développements en faveur de la protection effective du principe de l’État de droit ont changé le paradigme. Ce principe, qui a longtemps été considéré comme un principe très large et général, généralement mentionné dans des textes législatifs non contraignants sans conséquences concrètes et directes pour les États contrevenants, a commencé à être inclus dans un cadre juridiquement contraignant qui prévoit des sanctions importantes ayant des implications économiques directes.

Ces développements au niveau interne de l’UE peuvent soulever des questions quant aux implications externes possibles pour l’avenir de ses relations avec le reste du monde.

La promotion de l’État de droit dans les relations extérieures de l’UE a déjà une base juridique claire à l’article 3, paragraphe 5, du TUE, qui donne à l’UE la mission de « défendre et promouvoir ses valeurs et ses intérêts dans ses relations avec le reste du monde ». Dans ce sens, la Commission a déclaré dans sa communication conjointe que « l’UE s’engage à placer les droits de l’homme et la démocratie au centre de son action extérieure, comme un « fil d’argent » qui traverse tout ce qu’elle fait », afin de tenir la « promesse du traité de Lisbonne « 9.

L’UE dispose de plusieurs instruments pour promouvoir des principes tels que l’État de droit. Il s’agit notamment des accords d’association, des accords de partenariat et de coopération et des accords commerciaux préférentiels bilatéraux avec les pays tiers.

En outre, la conditionnalité de préadhésion a constitué un mécanisme important de promotion de l’État de droit dans les pays tiers désireux de rejoindre l’UE. Elle est entrée dans la terminologie de la conditionnalité de l’État de droit, notamment avec le Conseil européen de Copenhague10. Les conditions telles que « la garantie de la stabilité des institutions, le respect de la démocratie, de l’État de droit, des droits de l’homme, ainsi que le respect et la protection des minorités », également appelées « critères de Copenhague », constituaient les exigences pour une adhésion à l’UE. L’adhésion éventuelle à l’UE a longtemps été considérée comme la meilleure incitation pour un pays candidat à respecter les normes susmentionnées. Cependant, l’exemple de la Turquie a montré que ce n’est pas si simple.

En effet, en Turquie, l’impact de la conditionnalité de l’adhésion a été considérable entre 1999 et 2004, avec deux réformes constitutionnelles et sept paquets d’harmonisation adoptés11. Cependant, entre 2005 et 2018, la perte de l’élan politique en faveur de l’adhésion a transformé cette évolution positive en un éloignement significatif de l’UE, avec un recul important des droits de l’homme et de la démocratie en Turquie. En conséquence, en 2018, le Conseil européen a déclaré que les négociations d’adhésion avec la Turquie étaient « au point mort et que l’ouverture ou la fermeture de nouveaux chapitres ne pouvait être envisagée « 12. Cela ne laisse aucun doute sur le fait que le mécanisme de conditionnalité de préadhésion n’était plus efficace dans le contexte turc. Toutefois, comme indiqué précédemment, l’UE dispose d’autres mécanismes que la conditionnalité de préadhésion pour promouvoir l’État de droit et les droits fondamentaux. En premier lieu, nous pouvons mentionner le pouvoir commercial normatif de l’UE.

L’UE est à la fois une puissance dans le commerce et une puissance par le commerce13. Ce dernier fait référence à la capacité de l’UE à déclencher des changements politiques et structurels chez son partenaire commercial grâce à l’incitation aux avantages économiques d’un accès privilégié au marché de l’UE14. Cette influence sur les affaires intérieures des États tiers est appelée en différents termes dans la littérature : pouvoir normatif de l’UE15, pouvoir transformateur16 ou pouvoir civil17. Les accords commerciaux préférentiels régionaux et bilatéraux (PTA) et le système de préférences généralisées (SPG) sont les mécanismes par lesquels ce pouvoir peut être exercé. Parmi les domaines politiques ciblés, on peut trouver des domaines liés au commerce tels que les normes de travail, les objectifs de développement durable ou des questions non liées au commerce telles que la démocratie, le respect des droits de l’homme et l’État de droit.

Toutefois, malgré les flux commerciaux considérables entre la Turquie et l’UE18, le cadre juridique19 est resté très technique et étroit par rapport aux accords commerciaux approfondis et complets de nouvelle génération20 qui incluent un dialogue politique et une coopération étroite en matière de justice et de droits fondamentaux, de sécurité, d’énergie, de transport et d’environnement.

D’autre part, il ne serait pas irréaliste de penser que les avantages économiques que la Turquie pourrait tirer d’un accès privilégié au marché de l’UE constituent une incitation importante à s’aligner sur le principe de l’État de droit.

La modernisation du cadre actuel de l’union douanière UE-Turquie, qui date de près de 30 ans, peut être considérée comme une occasion de développer une relation fondée sur des règles dans laquelle la conditionnalité de l’État de droit est effectivement utilisée. On peut légitimement s’attendre à ce que l’incitation économique d’une union douanière modernisée puisse renforcer l’effet de levier pour le respect de l’État de droit en Turquie.

Pour conclure, lorsque nous examinons les développements aux niveaux interne et externe de l’UE, nous pouvons dire que le respect de l’État de droit est et sera de plus en plus au centre de l’agenda de l’UE. Au niveau interne, le règlement sur la conditionnalité de l’État de droit récemment adopté a, d’une part, concrétisé le vaste concept de l’État de droit et, d’autre part, accordé aux États membres un accès conditionnel au budget de l’UE sur la base de leur respect de l’État de droit, renforçant ainsi la force contraignante du principe de l’État de droit. Au niveau extérieur, la nouvelle génération d’accords commerciaux globaux comprend un catalogue très détaillé et étendu sur l’État de droit et les droits fondamentaux. En outre, afin de renforcer leur efficacité, ils comportent un mécanisme de conditionnalité permettant la suspension ou la réduction du traitement préférentiel lorsque ces principes ne sont pas respectés.

Compte tenu de ces développements, l’inclusion du mécanisme de conditionnalité de l’État de droit dans les discussions sur la modernisation de l’union douanière serait cohérente avec les objectifs politiques actuels de l’UE.


1 Case 294/83, Parti écologiste “Les Verts” v European Parliament, [1986] ECLI:EU:C:1986:166, para 23.

2 https://www.politico.eu/article/graphic-what-is-article-7-the-eus-nuclear-option/.

3 https://www.ceps.eu/ceps-publications/european-parliament-vote-article-7-teu-against-hungarian-government-too-late-too-little/.

4 Regulation (Eu, Euratom) 2020/2092 of the European Parliament and of the Council of 16 December 2020 on a general regime of conditionality for the protection of the Union budget, [2020] LI 433/1.

5 Hungary v Parliament and Council (C-156/21) and Poland v Parliament and Council (C-157/21).

6 Ibid. §232.

7 https://www.europarl.europa.eu/news/en/press-room/20220304IPR24802/rule-of-law-conditionality-commission-must-immediately-initiate-proceedings

8 https://www.politico.eu/article/commission-suggests-funding-cut-for-hungary-but-opens-compromise-path/

9 European Commission, Joint Communication, “Human Rights And Democracy At The Heart Of Eu External Action –Towards A More Effective Approach”, COM(2011) 886 final, 12 December 2011, p.10.

10 European Council, Conclusions of the Presidency – Copenhagen, SN 180/1/93 REV 1, 21- 22 June 1993.

11 H. KABAALIOGLU, (2010), “Turkey-Eu Customs Union: Problems and Prospects” in Dokuz Eylül Üniversitesi Sosyal Bilimler Enstitüsü Dergisi 12(2), 47-57, p. 55.

12 Council Conclusions on Enlargement and Stabilisation and Association Process – Turkey 10555/18, Brussels, 26 June 2018, para. 31.

13 S. MEUNIER, K. NICOLAÏDIS. « The European Union as a Trade Power. » In C. HILL, M. SMITH, and S. VANHOONACKER (eds.) International Relations and the European Union, 3rd ed. Oxford: Oxford University Press, 2017, p. 231

14 Ibid., p. 230; see also S. MEUNIER, K. NICOLAÏDIS, (2006) The European Union as a conflicted trade power, Journal of European Public Policy, 13(6), 906-925

15 T. DIEZ Thomas, “Constructing the Self and Changing Others: Reconsidering `Normative Power Europe’”, (2005) Millennium: Journal of International Studies. 33(3), 613-636.

16 A. MUNGIU-PIPPIDI, (2014) “The Transformative Power of Europe Revisited.” Journal of Democracy 25 (1): 20–32.

17 S. MEUNIER, K. NICOLAÏDIS (2006) supra note 42, p. 912.

18 European Commission, trade policy, countries and regions, Turkey, retrieved 18 April 2022 https://ec.europa.eu/trade/policy/countries-and-regions/countries/turkey/: “33.4% of Turkey’s imports came from the EU and 41.3% of the country’s exports went to the EU”.

19 Agreement establishing an Association between the European Economic Community and Turkey, 12th September 1963, O.J. L 361/29 (Ankara Agreement); Decision No 1/95 of the EC-Turkey Association Council on implementing the final phase of the Customs Union, 22nd December 1995, O.J. L 035 (Decision on Customs Union).

20 See among others: Trade and Cooperation Agreement between the European Union and the European Atomic Energy Community, of the one part, and the United Kingdom of Great Britain and Northern Ireland, of the other part, 30th April 2021, O.J. L 149/10; Strategic Partnership Agreement between the European Union and its Member States, of the one part, and Canada, of the other part, 3rd December 2016, O.J. L 329/45; Association Agreement between the European Union and its Member States, of the one part, and Ukraine, of the other part, 29th May 2014, O.J. L 161/3.

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