Opinion

Implications de l’arrêt Selahattin Demirtas de la Cour européenne des droits de l’homme sur les procès en cours concernant les membres du Mouvement Gulen

I. VUE D’ENSEMBLE

Dans son arrêt rendu à l’égard de Selahattin Demirtaş le 22/12/20201, la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a souligné des questions hautement fondamentales qui concernent de près les affaires pendantes en Turquie. La Grande Chambre a abordé, pour la première fois, l’article 314 du Code pénal turc (CPT) régissant l’appartenance à une organisation armée et, comme l’avait déjà indiqué la deuxième chambre de la Cour dans l’arrêt Ragıp Zarakolu2, a jugé que cet article n’était pas « prévisible ». Dans cet article, nous allons analyser les aspects de ce jugement concernant les procès sur les membres du Mouvement Gülen qui est décrit de manière déformée comme  » FETÖ/PDY  » (Organisation terroriste Fethullahiste / Structure étatique parallèle) par le gouvernement turc.

II. L’APPARTENANCE À LA STRUCTURE HIÉRARCHIQUE ET LA CONTINUITÉ, LA DIVERSITÉ ET L’INTENSITÉ DES ACTIVITÉS ORGANISATIONNELLES

Il est mentionné au paragraphe 278 de l’arrêt que  » En l’espèce, les autorités judiciaires nationales, notamment les procureurs qui ont mené l’enquête pénale et inculpé le requérant, les magistrats qui ont ordonné sa détention provisoire initiale et/ou prolongée, les juges de la cour d’assises qui ont décidé de prolonger sa détention provisoire, et enfin les juges de la Cour constitutionnelle, ont adopté une interprétation large des infractions prévues à l’article 314 §§ 1 et 2 du code pénal. Les déclarations politiques dans lesquelles le requérant exprimait son opposition à certaines politiques gouvernementales ou mentionnait simplement qu’il avait participé au Democratic Society Congress – une organisation légale – ont été considérées comme suffisantes pour constituer des actes susceptibles d’établir un lien actif entre le requérant et une organisation armée. Les juridictions nationales ne semblent pas avoir pris en compte la « continuité, la diversité et l’intensité » des actes du requérant ni avoir examiné si celui-ci avait commis des infractions dans la structure hiérarchique de l’organisation terroriste en question, comme l’exige la jurisprudence de la Cour de cassation ».

Il serait utile, concernant ce paragraphe, de préciser les champs d’application, les significations et les mises en œuvre de ces deux critères – qui sont « faire partie de la structure hiérarchique » et « continuité, diversité et intensité des activités de l’organisation. »

A. Appartenance à la structure hiérarchique

Il doit exister une structure hiérarchique entre les personnes qui forment une organisation criminelle. Le fondement de cet élément se trouve dans les termes de l’article 220/7 du CPT, qui définit les personnes qui fournissent une assistance à une organisation en précisant que « tout en ne faisant pas partie de la structure hiérarchique au sein de l’organisation. » Il résulte de la formulation susmentionnée qu’une relation hiérarchique au sein de l’organisation est recherchée. En outre, le fait que l’article 220 différencie les peines infligées aux fondateurs et dirigeants d’une organisation de celles infligées à ses membres implique également qu’une hiérarchie est une condition sine qua non de l’existence d’une organisation.

Dans la doctrine et la jurisprudence, il est admis que, pour qu’une organisation criminelle soit fondée, il faut qu’au moins trois personnes se réunissent et qu’il y ait un lien hiérarchique, bien que faible, entre elles. Or, les liens hiérarchiques sont observés dans de nombreuses institutions et organes, notamment dans les organismes publics. Ainsi, la seule existence d’un lien hiérarchique dans un organisme ne suffit pas nécessairement à considérer cette structure comme une organisation criminelle. Par exemple, l’existence d’un tel lien entre les personnes travaillant dans une société commerciale ou entre les membres d’une famille ne permet pas de conclure que ces structures sont des organisations criminelles.

Un lien hiérarchique conduisant à l’infraction est la hiérarchie dans laquelle les volontés ne se réunissent que pour commettre certaines infractions et se consacrent à cette fin. Dans le cas contraire, un lien hiérarchique ne constitue pas le délit de constitution d’une organisation criminelle. Même s’il existe un lien hiérarchique, par exemple, entre le directeur d’une entreprise et un employé qui a commis une infraction, bien que demandé par le premier, il n’y a pas de hiérarchie à l’effet d’une organisation criminelle. Il en va de même pour le lien entre une personne qui exécute les ordres de son père sans se poser de questions et ce dernier. En d’autres termes, le concours de volontés dans une certaine relation hiérarchique dans le but de commettre des crimes et l’abus d’une relation en incitant une personne à commettre un délit sont des questions différentes au regard du TPC.

La structure hiérarchique implique plus que la division du travail. Ce concept implique une relation de supériorité-infériorité et la nécessité pour les membres d’obéir aux décisions de l’organisation. De plus, parallèlement à un certain niveau de discipline organisationnelle, le lien hiérarchique exige que les décisions prises par son organe ou son autorité compétente soient exécutées par ses membres. La désobéissance aux ordres de l’organisation ou le rejet de la relation de supériorité sont sanctionnés par l’organisation.

Dans un certain nombre d’arrêts de la Cour de cassation, on trouve les mots « relation hiérarchique » ou « relation de supériorité-infériorité » en ce qui concerne la structure hiérarchique.3 En outre, dans beaucoup de ses arrêts, la Cour considère les actes de ceux dont la position dans la hiérarchie de l’organisation n’a pas été établie comme une propagande de l’organisation ou comme des infractions au nom de l’organisation sans appartenance, indépendamment de la gravité des actes ou de leurs avantages pour l’organisation.4

En ce qui concerne les structures hiérarchiques, la 16e chambre pénale de la Cour de cassation turque a également écrit dans sa décision d’annulation de l’affaire Ergenekon que  » […] Dans le jugement, la structure hiérarchique de l’organisation n’a pas pu être exposée ; il n’a pas été établi, sur la base de preuves concrètes, comment les liens entre les unités ou les structures cellulaires avaient été établis, et sous quelles personnes elles avaient agi et quelle était leur position dans la hiérarchie supposée, une évaluation distincte ayant été faite pour chaque suspect au sens de la relation de supériorité-infériorité et du pouvoir de donner des ordres-instructions ; il est entendu que les suspects étaient liés à l’organisation par des références à des expressions figurant dans des documents acceptés comme les principaux documents de l’organisation ; il n’a pas été possible d’établir avec des informations concrètes où, quand, par qui, dans quel but l’organisation avait été fondée. « 

1. L’appartenance à la structure hiérarchique dans les procès actuels

Le Mouvement Gülen s’est distingué par ses activités d’éducation tant dans la société turque que dans la communauté internationale jusqu’à la tentative de coup d’État du 15/07/2016. La relation entre les membres ou les sympathisants de cette entité n’est pas comparable à un lien hiérarchique basé sur la volonté de commettre des délits comme cela existe dans les organisations illégales. De plus, les membres qui n’obéissent pas aux instructions de l’organisation ou qui la quittent s’exposent à de graves sanctions dans les organisations criminelles alors que la participation au mouvement Gülen et son départ sont volontaires, sans aucune contrainte ni rétribution.

Le problème le plus essentiel des procédures en cours, concernant les affaires du mouvement Gülen, est la structure hiérarchique non clarifiée de cette entité et les positions non précisées des individus. La principale raison en est que les procès ont été menés au cas par cas sans examiner la structure globale du mouvement. Ainsi, on s’est contenté d’une évaluation individuelle de chaque suspect sans examiner les liens entre les unités (ou les structures cellulaires), la relation de supériorité/infériorité, les supérieurs hiérarchiques et les positions au sein de cette prétendue hiérarchie organisationnelle n’ont pas été déterminés avec des preuves concrètes. Dans les affaires liées au mouvement Gülen, la structure hiérarchique de l’organisation n’a pas été établie et dûment examinée. Les seuls critères permettant de considérer les personnes comme faisant partie de la hiérarchie organisationnelle sont les activités ordinaires légales et non criminelles. Néanmoins, il n’est pas possible d’établir un lien réel entre les suspects et une organisation armée en raison de ces activités. En effet, comme le souligne l’arrêt Ragıp Zarakolu de la Cour européenne des droits de l’homme, les activités légales et ordinaires qui n’étaient pas criminelles à l’époque des faits ou les actes liés à l’exercice d’un quelconque droit garanti par la Convention ne peuvent être invoqués pour étayer la suspicion d’appartenance à une organisation armée.

En résumé, il n’est pas possible de décider de l’implication d’une personne dans la hiérarchie organisationnelle en se basant sur des activités licites et habituelles avec des allégations abstraites et sans qu’aucun autre raisonnement ne soit exposé et que les éléments constitutifs ne soient établis. Cependant, dans les procès actuels, le lieu, la date et les personnes qui ont fondé la prétendue organisation FETÖ/PDY n’ont pas été indiqués avec des preuves plausibles et, de plus, la structure et la hiérarchie de l’organisation ont été décrites en termes abstraits et généraux.

En outre, en vertu de l’article 30 du TPC, la « faute » est mentionnée parmi les « motifs d’atténuation ou de suppression de la responsabilité pénale » et, selon cette disposition, tout suspect qui se trompe sur les éléments matériels d’un délit ne peut être considéré comme agissant avec intention. La faute supprime l’élément moral de l’infraction, et aucune sanction ne peut être imposée à l’accusé. Les principaux éléments matériels des infractions prévues aux articles 302, 309, 312 et 314 du CPT sont « une tentative de coup d’État (infraction cible) » et « l’utilisation de la force, de la violence et des armes (méthode) ». Par conséquent, pour un défendeur qui n’a pas connaissance de ces deux infractions, la responsabilité pénale n’est pas engagée.

Encore une fois, le prévenu qui commet une faute à l’égard de ces deux éléments, à savoir qui les prend différemment ou à tort, bénéficie également des conséquences de cette faute. Par conséquent, un prévenu qui connaissait différemment le but ultime d’une structure dans laquelle il était impliqué et qui l’a considéré comme légal ne peut pas être considéré comme ayant agi intentionnellement, et il ne peut pas être condamné puisque l’élément moral de l’infraction ne s’est pas matérialisé. À titre d’exemple, une personne qui considère le mouvement Gulen comme une communauté religieuse et qui estime qu’il a été créé à des fins religieuses, morales et éducatives, n’a aucune responsabilité pénale pour les infractions présumées du groupe.

Dans un sens, la présomption est facile pour les juges et s’inscrit dans leur routine, car les juges dont la pratique des procès pour terrorisme se limite principalement au PKK n’ont pas l’habitude d’enquêter sur le fait de savoir « si les suspects sont conscients de l’objectif final ». L’objectif du PKK est explicite et connu de tous depuis quarante ans. Pour cette raison, il n’a pas été question dans les procès du PKK de savoir si les suspects étaient conscients du but ultime ou s’ils avaient une faute substantielle à ce sujet.

Lorsque cette habitude judiciaire se combine avec l’idée préconçue de la 16ème chambre pénale, la condition de « connaissance du but ultime, à savoir la tentative de coup d’Etat » n’a été examinée dans aucune des procédures actuelles. La « tentative de coup d’Etat », l’infraction cible, est l’élément matériel de l’infraction, et « le savoir et le vouloir » en est l’élément moral. Le fait de savoir et de vouloir l’infraction visée est une condition sine qua non des infractions visées aux articles 302, 309, 311, 312, 314 et 316 du CPT, car il constitue l’élément moral de l’infraction. En ce qui concerne les infractions qui peuvent être commises avec une intention directe, l’élément moral est le premier élément à vérifier.

Néanmoins, en raison de cette présomption de la 16e chambre pénale et de la chambre pénale plénière, les juridictions de première instance ne recherchent pas la condition de l’élément moral dans les affaires liées au mouvement Gülen. En outre, la situation est devenue telle que les affaires ont été traitées sur la base d’une simple généralisation de « tout membre du mouvement Gülen = membre de l’organisation terroriste armée ». Les juges ont simplement cherché à savoir si les suspects étaient membres de cette communauté, mais n’ont pas examiné s’ils connaissaient le coup d’État ou s’ils ont commis une faute essentielle à cet égard. Naturellement, toute personne qui était ou était supposée être membre de cette communauté a été condamnée à de lourdes peines pour appartenance à une organisation armée.

B. Continuité, diversité et intensité des activités de l’organisation

1. Continuité

La continuité signifie la non-existence d’une interruption. Les personnes qui ont des contacts avec une organisation de temps en temps et qui la quittent ne peuvent pas être considérées comme des membres. Ce n’est que si l’adhésion à l’organisation se poursuit sans interruption ni rupture que cette personne est acceptée au sein de la structure hiérarchique, c’est-à-dire qu’elle est connectée en permanence à la chaîne de commandement. Si un suspect, par exemple, assiste aux réunions de l’organisation en tant qu’activité organisationnelle, il doit le faire de manière continue, régulière et sans interruption pour être considéré comme un membre. La continuité exige la poursuite des activités de l’organisation pendant une longue période, ainsi que sans interruption.5

2. Diversité

La diversité signifie s’engager dans différents types et sortes d’activités organisationnelles.6 Un seul type d’activité n’est pas suffisant pour être considéré comme faisant partie d’une structure hiérarchique. Par exemple, assister aux réunions d’une organisation est une activité organisationnelle. Cependant, lorsque la seule activité d’un suspect consiste à suivre ces réunions, la condition de diversité n’est pas remplie, même s’il existe une continuité. De même, si le suspect se limite à payer des cotisations, c’est-à-dire à se livrer à un seul type d’activité, il ne peut pas être considéré comme un membre, bien qu’une telle activité puisse conduire au délit d’aide si d’autres conditions sont réunies.

3. Intensité

L’intensité fait référence au fait que les activités de l’organisation occupent une place importante dans la vie du suspect et atteignent un certain niveau. Le suspect doit poursuivre ses activités de manière ininterrompue et sous diverses formes pendant une longue période. Par conséquent, la participation irrégulière à plusieurs réunions et le paiement de cotisations à quelques reprises ne constituent pas une intensité. Un membre de l’organisation est une personne qui se concentre sur les activités de l’organisation et qui, en un sens, se consacre à ces activités.7

Il convient de souligner que la continuité, la diversité et l’intensité sont des éléments qui doivent coexister. À cet égard, le suspect doit à la fois assister aux rassemblements de l’organisation, lui verser des cotisations et utiliser un nom de code, et il doit le faire de manière ininterrompue et régulière et poursuivre ces activités pendant une longue période, à savoir se concentrer sur ces activités. En l’absence de l’un de ces trois critères, la personne ne peut être considérée comme un membre de l’organisation. Toutefois, si ses conditions sont remplies, l’infraction d’aide peut être envisagée.8

Continuité, diversité et intensité dans la procédure actuelle

Tout comme l’existence d’une relation organisationnelle, sa continuité doit également avoir pour but de commettre les infractions définies à l’article 3 de la loi antiterroriste. De plus, une entité ayant une telle continuité doit avoir été établie pour commettre un nombre indéfini d’infractions, et non une ou plusieurs infractions. Même si l’on suppose qu’une communauté qui a agi en conformité avec la loi pendant des décennies, ou du moins qui a été acceptée comme telle par les autorités de l’État, a ensuite été transformée en un moyen de commettre certaines des infractions susmentionnées, il n’est pas possible de prendre en compte la période pendant laquelle cette communauté a mené des activités légales en ce qui concerne l’élément de continuité.

L’existence de l’élément de continuité ne pourrait être déterminée qu’en tenant compte de la période de temps  » postérieure  » à l’apparition incontestable d’actes visant les infractions visées. Dans le cas contraire, la responsabilité pénale de tout individu serait sanctionnée en violation du principe « pas de peine sans loi », contrairement aux règles juridiques universelles. Cela n’est pas différent de la condamnation d’un enseignant d’école primaire qui a enseigné la lecture et l’écriture à un suspect pour l’acte de ce dernier consistant à falsifier un faux document.

Compte tenu de la décision d’acquittement rendue par la Chambre criminelle plénière de la Cour de cassation en 2008 à l’égard du mouvement Gülen, une telle pratique est loin d’être compatible avec le principe de « sécurité juridique » qui est une valeur fondamentale de l’État de droit.

Les avis de la Commission de Venise qui sont cités dans l’arrêt Demirtaş confirment également cette conclusion. La Commission de Venise déclare que l’application peu rigoureuse par la Cour de cassation de ses critères concernant l’appartenance à une organisation terroriste peut poser un problème face au principe de légalité envisagé à l’article 7 de la Convention, selon lequel les expressions de pensées et d’opinions ne doivent pas être la preuve unique de l’appartenance à une organisation terroriste, et que cela conduirait à une violation de la liberté d’expression.9

C’est exactement ce qui se passe dans la procédure en cours. Nous disons cela car, dans les actes d’accusation et les verdicts, ni les actes illicites des défendeurs ni leur volonté de commettre des infractions n’ont été étayés par des preuves pertinentes. De plus, la question de savoir si les accusés ont rejoint le mouvement Gülen avec l’intention de « renverser le gouvernement par la force des armes (coup d’Etat) », ce qui est accepté comme l’infraction cible du mouvement, et avec la volonté de commettre constamment des actes criminels n’a jamais été examinée par les tribunaux. Les activités légales et ordinaires du peuple ont été considérées comme continues, diversifiées et intenses malgré l’absence de leur aspect organisationnel. Cependant, il n’a pas été précisé dans les jugements de quelle manière ces activités étaient continues, diversifiées et intenses, et sur quelle base elles ont été considérées comme des activités organisationnelles. De plus, même la simple existence d’un de ces actes est suffisante pour être puni pour appartenance à une organisation criminelle. En d’autres termes, la question de savoir si les activités légales et ordinaires étaient diversifiées, continues et intenses n’a pas été examinée du tout, et des personnes ont été condamnées avec l’application rétroactive des délits et des peines. of offenses and punishments.

En bref, étant donné que l’appartenance à la structure hiérarchique n’a pas été établie et que les actes licites ont été considérés comme des activités organisationnelles continues, diversifiées et intenses, tous les éléments qui sont mentionnés au paragraphe 278 de l’arrêt Demirtaş comme motifs de violation s’appliquent également aux procès actuels.

III. L’ARTICLE 314 DU PTC N’ÉTAIT PAS PRÉVISIBLE

Il est dit au paragraphe 280 de l’arrêt que  » En outre, dans son avis précité, la Commission de Venise a indiqué qu’en appliquant l’article 314 du code pénal, les juridictions internes avaient souvent tendance à se prononcer sur l’appartenance d’une personne à une organisation armée sur la base de preuves très faibles. La présente affaire semble confirmer cette observation. L’éventail des actes susceptibles d’avoir justifié la détention provisoire du requérant dans le cadre d’infractions graves réprimées par l’article 314 du code pénal est si large que le contenu de cet article, conjugué à son interprétation par les juridictions internes, n’offre pas une protection suffisante contre l’arbitraire des autorités nationales. De l’avis de la Cour, une interprétation aussi large d’une disposition de droit pénal ne saurait être justifiée lorsqu’elle conduit à assimiler l’exercice du droit à la liberté d’expression à l’appartenance à une organisation terroriste armée, à sa formation ou à sa direction, en l’absence de toute preuve concrète d’un tel lien ».

Tous les motifs de violation mentionnés dans ce paragraphe ont lieu dans le cadre des procédures en cours. En effet, comme il y est indiqué, des poursuites ont été engagées et des condamnations prononcées à l’encontre de personnes pour des raisons qui ne pouvaient pas étayer une allégation, et encore moins sur la base de faibles preuves.

En outre, au paragraphe 337 de l’arrêt, il est mentionné que  » Elle a conclu sous ce titre que l’éventail des actes qui auraient pu justifier la détention provisoire du requérant en vertu de l’article 314 du code pénal était si large que le contenu de cette disposition, combiné à son interprétation par les juridictions internes, n’offrait pas une protection adéquate contre l’ingérence arbitraire des autorités nationales. À ce titre, elle a estimé que les infractions liées au terrorisme en cause, telles qu’interprétées et appliquées en l’espèce, n’étaient pas « prévisibles ».

En effet, l’éventail des considérations sous le nom de critères qui servent de base aux affaires pénales est si large qu’il n’y a pratiquement aucune personne dans le pays qui ne pourrait pas être déclarée coupable selon ces critères. Ainsi, le fait de les déclarer ou non coupables est entièrement laissé à la merci des praticiens. C’est pourquoi la CEDH a conclu que l’article 314 n’était pas prévisible et que même une activité licite était suffisante pour être accusé d’appartenance à une organisation terroriste.

De plus, la Commission de Venise, dont les avis sur l’article 314 ont été inclus au paragraphe 160, a également conclu que cet article contient des sanctions disproportionnées, est appliqué de manière excessive et rend punissables les droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention. Selon la Commission, l’article devrait être appliqué de manière radicalement différente pour le rendre compatible avec ces textes internationaux. Comme le définit la jurisprudence de la Cour de cassation, il faut démontrer que les actes attribués aux suspects sont « continus, diversifiés et intenses » et qu’ils avaient une « relation organique » avec une organisation armée. De plus, la Cour ajoute que le critère de la commission d’un acte en connaissance de cause et intentionnellement au sein de la « structure hiérarchique » de l’organisation doit être appliqué strictement.

CONCLUSION

Punir des individus sans établir leur position dans la hiérarchie du Mouvement Gülen avec des preuves concrètes et en considérant leurs activités légales et normales comme des fonctions organisationnelles n’est pas légal. Comme l’arrêt Ragıp Zarakolu, l’arrêt Selahattin Demirtaş prouve également que, du point de vue de la Cour de Strasbourg, l’article 314 du TPC n’est pas « prévisible ». Pour cette raison, la CEDH peut faire un grand nombre de constats de violation en raison de condamnations en vertu de cet article sans application stricte des critères de la Cour de cassation concernant l’appartenance à une organisation.


Endnotes:

1 L’arrêt de Grande Chambre de la CEDH, n° 14305/17, 22/12/2020, http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-207173 ; pour la traduction turque, voir « https://anayasagundemi.com/2020/12/28/iham-buyuk-dairesinin-selahattin-demirtas-no-2-kararinin-cevirisi-hdp-es-baskaninin-dokunulmazligi-kaldirilarak-bariscil-aciklama-ve-eylemleri-sebebiyle-siyasi-amaclarla-tutuklanmasi-sozlesme/ ».

2 L’arrêt de la deuxième division de la CEDH, n° 15064/12, 15/9/2020, http://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-203852 ; pour la révision de l’arrêt, voir « https://gokhangunesphd.blogspot.com/2020/10/ragip-zarakoluturkiye-karari-basvuru-no.html ».

3 « … Même s’il apparaît en l’espèce que le nombre des suspects est suffisant pour former une organisation, sans avoir expliqué et exposé dans l’arrêt, de manière à permettre le contrôle, quels étaient les éléments de preuve concernant le rapport hiérarchique entre eux et la continuité dans leur volonté de commettre des infractions… », 6e chambre pénale de la Cour de cassation, 7/10/2008, 2007/23786, 2008/16408.

« … qu’il a été ordonné une condamnation sur la base d’une enquête et d’une motivation insuffisantes, sans que la manière de former une organisation qui se réfère au fait de se réunir pour commettre des actes multiples et indéfinis incriminés à l’article 220 du CPT et à la continuité, et la structure conduisant aux liens d’instructions d’ordre et d’infériorité-supériorité avaient été développées et fonctionnaient aient été discutées dans l’arrêt, et sans que des preuves suffisantes pour la condamnation aient été exposées… », 6e chambre criminelle de la Cour de cassation, 8/10/2008, 5141/16603.

« … En l’espèce, …. étant donné qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve capables et suffisants pour éliminer toute sorte de doutes sur l’existence d’une formation continue basée sur la hiérarchie entre les prévenus, on ne pouvait pas conclure que, aux termes des lois n° 4422 et 5237, les délits de constitution, de direction d’une organisation criminelle à but lucratif, d’appartenance et d’aide à une telle organisation ne pouvaient pas être évoqués », Chambre criminelle plénière de la Cour de Cassation, 20/10/2009, 2009/8-152 – 2009/245.

« … sans avoir pris en compte que, dans le sens recherché par la loi, il n’existait pas d’éléments de preuve insoupçonnables et suffisants pour une condamnation concernant le fait que les prévenus avaient mis en place une organisation pour commettre des infractions dans une structure hiérarchique et une discipline en vue de réaliser des actes considérés comme criminels par la loi… », 6e Chambre criminelle de la Cour de cassation, 25/11/2008, 2007/17648 – 2008/22617.

« … Même si le tribunal a respecté la décision d’annulation, qu’il a été trouvé pour la condamnation des défendeurs pour les infractions attribuées, simplement les faits dans le dossier et les déclarations de la victime et des témoins à leur sujet ayant été invoqués et sur la base d’une enquête inadéquate et d’un raisonnement insuffisant, sans avoir été discuté dans le jugement comment l’organisation dans le sens de se réunir pour effectuer des actes multiples et indéfinis criminalisés dans l’article 220 du TPC no. 5237 et de continuité, et la structure conduisant aux liens d’instructions d’ordre et d’infériorité-supériorité avaient été développées et fonctionnaient et si la formation supposée exister était capable de commettre les infractions visées, en termes de nombre de membres et de moyens, et sans que des preuves suffisantes pour une condamnation aient été exposées ; … », la 6e Chambre criminelle de la Cour de cassation, 8/10/2008, 2008/5141-2008/16603.

4  » Si la position du prévenu au sein de la structure  » hiérarchique  » ne peut être établie et justifiée, dans ce cas, il y a lieu de discuter et de décider si les actes du prévenu constituaient une aide à l’organisation ou la commission d’infractions pour le compte de celle-ci « , Chambre criminelle plénière de la Cour de cassation, 14/12/2010, 2010/9-88 – 2010/255, et 31/10/2012, 2012/9-1234 – 2012/1825.

 » … sans avoir été discuté et apprécié dans l’arrêt avec des éléments de preuve suffisants si le délit attribué et accepté de dégradation de biens publics avait été effectué pour le compte de l’organisation terroriste armée, comme c’est le cas, en rendant une décision de condamnation pour avoir commis des délits pour le compte de l’organisation terroriste sans en être membre, … « , la 16e chambre criminelle de la Cour de cassation, 10/11/2016, 2016/4580 – 2016/4777. » … without having been discussed and assessed in the judgment with sufficient evidence whether the attributed and accepted offense of damage to public property had been effected on behalf of the armed terrorist organization, as is the case, giving a decision of conviction for committing offenses on behalf of the terrorist organization without being a member of it, … », the 16th Criminal Chamber of the Court of Cassation, 10/11/2016, 2016/4580 – 2016/4777.

5  » Le prévenu ayant de la sympathie pour l’organisation terroriste illégale PKK a assumé une responsabilité dans son comité de centre-ville et a hébergé des membres de l’organisation pendant de courtes périodes dans sa maison alors qu’il savait qu’ils étaient membres de l’organisation illégale. Les membres de l’organisation se réunissaient et se rencontraient dans la maison du défendeur et passaient des appels nationaux et internationaux, en utilisant un téléphone dans la maison. Les membres de l’organisation envoyés au rural sont arrivés au rural, la maison du défendeur ayant été appelée. … La tendance de l’accusé envers l’organisation a été constatée et les membres de l’organisation ont cherché à le sensibiliser politiquement ; il n’a pas été possible de déterminer s’il participait à des actions conformes à l’objectif de l’organisation et s’il recevait un nom de code, ni d’établir une quelconque activité de sa part qui se soit poursuivie de manière ininterrompue, constante et prolongée ; ses activités au sein de l’organisation pendant 3-4 mois n’ont pas atteint une certaine intensité indiquant qu’il était un autre membre de l’organisation. Ainsi, il faut accepter que la situation juridique reste dans le cadre de l’infraction stipulée à l’article 169 du TPC d’aider les membres de l’organisation tout en étant conscient de leur statut et de leurs rôles », Chambre plénière pénale de la Cour de cassation, 21/10/1997, 1997/9-128 – 1997/204.

6 « … Même s’il était entendu, au vu des éléments du dossier et de l’acceptation du tribunal, que les prévenus, H.Ö. et M.Y., avaient exécuté les ordres de l’organisation dans leur région, donné des membres et des renseignements à l’organisation, fourni du matériel d’aide, et que, eu égard à la continuité et à la diversité des activités des prévenus, ils avaient participé à la structure hiérarchique de l’organisation, leur condamnation pour aide à une organisation terroriste armée, au lieu d’adhésion à une organisation terroriste armée, n’a pas été retenue comme motif d’annulation en l’absence de contre-appel. », la 16e chambre criminelle de la Cour de cassation, 12/5/2015, 2015/2583 – 2015/1322.

7 « … Dans le cas concret, les actes du prévenu n’étaient rien d’autre que le fait d’avoir rencontré deux membres de l’organisation venus à la demande de son père chez Halit et de les avoir emmenés chez un parent, et, lorsqu’il a été demandé par la suite, d’avoir informé de la situation et des activités de l’organisation à l’école et d’avoir rédigé une note à ce sujet et relative aux tracts envoyés. Toutes ces actions se sont déroulées sur une courte période de neuf jours et le défendeur n’a reçu aucun nom de code. Il n’y a pas eu d’assistance du défendeur à l’organisation illégale qui s’est poursuivie de manière ininterrompue, constante et pendant une longue période. Étant donné que ses actions dans un court laps de temps n’ont pas conduit au délit d’appartenance à une organisation illégale puisqu’elles n’ont pas atteint une certaine intensité, qu’il n’y avait pas de relation organique avec l’organisation et qu’il n’a pas fourni de soutien logistique, elles n’ont pas conduit au délit d’appartenance à une organisation illégale mais au délit prévu par l’article 169 du TPC d’aide aux membres d’une organisation tout en étant conscient de leur statut et de leurs rôles », Chambre criminelle plénière de la Cour de cassation, 19/12/1995, 1995/9-306 – 1995/383.

8 PARLAR/YILDIRIM, p. 207.

9 Au paragraphe 160 de l’arrêt, les observations suivantes de la Commission de Venise sont citées :

« 106. En conclusion, la Commission de Venise recommande, tout d’abord, d’appliquer strictement les critères établis dans la jurisprudence de la Cour de cassation selon lesquels les actes attribués à un prévenu doivent démontrer « dans leur continuité, leur diversité et leur intensité », sa « relation organique » avec une organisation ou prouver qu’il a agi sciemment et volontairement dans le cadre de la « structure hiérarchique » de l’organisation. L’application peu rigoureuse de ces critères peut soulever des questions concernant notamment le principe de légalité au sens de l’article 7 de la CEDH.

107. Deuxièmement, l’expression d’une opinion sous ses différentes formes ne devrait pas être la seule preuve dont disposent les juridictions internes pour se prononcer sur l’appartenance du défendeur à une organisation armée. Lorsque la seule preuve consiste en des formes d’expression, la condamnation pour appartenance à une organisation armée, constituerait une ingérence dans le droit des défendeurs à la liberté d’expression, et que la nécessité de cette ingérence sur la base des critères tels qu’énoncés dans la jurisprudence de la Cour EDH, en particulier le critère de l' »incitation à la violence », devrait être examinée dans les circonstances concrètes de chaque cas. »

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