“Il y a une révolution en cours, une révolution des nations, en fait, c’est le grand retour des nations, et le grand retour du peuple et de la démocratie. “1
Cette déclaration étonnante de Marine Le Pen, leader du parti d’extrême droite français Front national (FN), résume de manière pointue la doctrine politique de ces partis qui ont combiné le populisme (le peuple pur contre les élites) et le nationalisme (les autochtones contre les autres) pour leur succès absolu, et l’extrémité de ce phénomène qui gagne du terrain dans divers systèmes politiques, notamment en Europe. La convergence du nationalisme dans le discours populiste a établi une nouvelle souche de nationalisme ethnoculturel, une conception excluante de l'”identité nationale” et un programme anti-Union européenne (UE)/antimondialisation qui considère la nation contemporaine en danger et propose de rendre à la nation sa gloire passée. À cet égard, l’adaptation d’un réseau nationaliste populiste au sein des partis politiques d’extrême droite est plutôt devenue un mouvement intrinsèquement réactionnaire remettant en question les normes établies du libéralisme, de la démocratie, de l’égalité et de la liberté.
Cet article s’interroge sur le discours politique de Marine Le Pen, leader du Front national français, et de Recep Tayyip Erdogan, leader du Parti de la justice et du développement (AKP) turc. Ces deux partis ont atteint un pouvoir politique important ces dernières années et sont devenus des figures puissantes de la politique d’extrême droite. Alors que la position populiste et nationaliste de Le Pen a montré la voie à d’autres partis politiques d’extrême droite à travers l’Europe, le discours d’Erdogan a également reçu beaucoup d’appréciation des pays du Moyen-Orient et d’opposition de l’Europe. Le succès de Le Pen et d’Erdogan est devenu une préoccupation croissante au sein des institutions et des gouvernements européens. Par conséquent, les deux partis sont devenus individuellement des sujets de premier plan très analysés dans les études sur le populisme d’extrême droite. Cet article comparera et opposera les deux groupes sur la base de leurs caractéristiques communes d’anti-élitisme, de nationalisme/nativisme et d’anti-multiculturalisme (Kaya et al, 2020).
Le développement du populisme en Turquie sous l’AKP
Pendant l’autoritarisme kémaliste, être un membre légitime de la communauté politique dépendait de l’acceptation des significations culturelles et politiques de la turcité introduites par Ataturk (Ozpek et Yasar, 2017), qui suivaient à la lettre la doctrine ouest-européenne de la laïcité. À l’époque du kémalisme, les Turcs se sont débarrassés, sur le plan sociopolitique et public, de toute identité et idéologie religieuse, qu’il s’agisse d’un vêtement, comme le hijab, ou de la lecture d’un livre religieux dans l’espace public. Comme l’écrit Keyman, le kémalisme a formulé un style agressif de laïcité à la française, visant à réduire l’islam en tant que foi personnelle (2008). Ce programme d’exclusion d’une partie de la population a entraîné la suppression des Turcs religieux, qui avaient été les “perdants” du régime kémaliste.
Par conséquent, au cours des premières années d’existence de l’AKP, Erdogan a capitalisé avec succès sur les sentiments anti-établissement de la population religieuse et a ouvertement accusé le régime kémaliste longitudinal de ne pas représenter les intérêts des masses religieuses et d’être oppressif, despotique, homogénéisant et descendant (Akdogan, 2004). En exploitant efficacement les sentiments des Turcs religieux, l’AKP a progressivement gagné le vote populaire et remplacé les institutions politiques et juridiques, les médias et le journalisme, ainsi que le monde universitaire, autrefois kémalistes, par une synthèse turco-islamique (Ozpek et Yasar, 2017). Inévitablement, les relations antagonistes au sein de la population ont été redéfinies. La polarisation qui existait autrefois entre les Turcs privilégiés et les gens ordinaires, s’est transformée en une polarisation entre ceux qui soutiennent l’ottomanisme, le renouveau islamique et les valeurs nationales conservatrices et ceux qui rejettent cette identité et prônent les institutions occidentales et la laïcité (Yabanci, 2016). Ainsi, l’AKP d’Erdogan affiche sa rhétorique populiste à travers une nostalgie historique des Ottomans, une nouvelle identité qui se crée sur le modèle des traditions ottomanes, et un mécontentement et une opposition envers les ” ennemis ” internes qui soutiennent les idéologies occidentales, et les ennemis externes de l’Occident, comme les institutions de l’UE.
Le populisme français : Le cas du Front national
Pendant plus de quarante ans, le FN a prôné un ” schéma directeur ” simpliste (Benford et Snow, 2000) qui capitalisait sur l’anti-immigration, l’anti-establishment, l’antisémitisme, l’anti-européanisme et portait une interprétation chrétienne de la société et de l’identité françaises. En 2011, Le Pen a annoncé que sa première tâche était de rompre le FN de son idéologie radicale et de dédiaboliser le parti en tant que courant dominant qui accueille toutes les idées et tous les peuples (Symons, 2017). Si Le Pen a réussi à adoucir l’image du parti en abolissant le racisme et le discours antisémite, le parti reste toujours excluant et ethnocentrique. Comme l’écrit Symons, ils restent fidèles aux valeurs de Jean Marie Le Pen (ibid). Cependant, en démontrant les idéologies nationalistes dans un cadre populiste, Le Pen a réussi à transformer les éléments vides de sens de l’anti-européanisme, de l’anti-établissement et de l’anti-immigration en programmes puissants en visualisant l’Europe, la mondialisation, les immigrants et l’établissement corrompu comme constituant des menaces importantes pour la souveraineté et l’identité du peuple français, la communauté homogène et pure à l’intérieur de la nation.
La distinction la plus visible, cependant, a été le remplacement du racisme et des revendications antisémites par une vision du monde ethnocentrique qui exclut plutôt sur la base de la culture, de la religion, de la tradition et du mode de vie. À travers la nostalgie d’une histoire française mythique, le discours de Le Pen réincarne l’identité française sur la base de la liberté, de la laïcité et de la liberté. Aux antipodes de ces valeurs, elle place le ” musulman aliéné ” (Mondon, 2014) dont la religion, la culture et l’identité mettent en danger ces valeurs françaises. En conséquence, le discours de Le Pen présente les “musulmans” vivant sur le sol français comme provoquant une fracture identitaire française, réduisant la francité de la communauté nationale imaginée (Seitz, 2020). D’autre part, l’UE et la mondialisation sont blâmées pour leur nature technocratique, leur incompétence contre le terrorisme, leur multiculturalisme et leurs lois sur l’immigration qui provoquent la propagation du “fondamentalisme islamique”.
La nostalgie historique
La nostalgie historique est devenue un élément fondamental du discours de l’AKP et du FN, car elle génère le besoin même de soigner le sentiment de perte résultant de la disparition des notions établies de nation, d’identité et de culture (Gest et al, 2017). Une construction très explicite dans le discours d’Erdogan a été la nostalgie historique de l’Empire ottoman et de son héritage islamique. L’AKP a été le premier parti dans l’histoire de la République turque à embrasser les Ottomans et même à s’identifier comme porteur de l’héritage de l’Empire ottoman :
L’AKP est Malazgird, celui qui prend la suite du sultan Alp Arslan. L’AKP est l’Empire seldjoukide. L’AKP est l’Ottoman, celui qui suit nos grands ancêtres, celui qui hérite de la foi du sultan Mehmet. L’AKP est le défenseur d’Abdul Hamid II, qui a essayé de protéger et de développer notre nation à une époque où le monde était déstabilisé et chaotique. (Erdogan, 2018)
Dans l’extrait ci-dessus, Erdogan compare l’AKP aux anciens empires turcs musulmans, les Seldjoukides, les Ottomans et leurs dirigeants. La composition de l’AKP comme la “bataille de Malazgird”, la victoire des Seldjoukides contre la grande armée grecque-chrétienne byzantine, souligne l’opposition historique entre le monde musulman et le monde chrétien et positionne l’AKP comme la continuation de cette lutte pour l’Islam. Le discours d’Erdogan dessine une conception dualiste des Ottomans : tout en les décrivant comme puissants, à l’aide de Fatih Sultan Mehmet, conquérant de Constantinople, il les présente également comme les victimes d’une crise extérieure, leur effondrement étant attribué à un monde “instable” et “chaotique”, au lieu de leur faillite et de la perte rapide de leur pouvoir politique. Ainsi, Erdogan compare l’AKP actuel à l’histoire mythique des Ottomans. Ce faisant, il établit un lien entre ses luttes pour défendre la nation et le peuple contre les ennemis, et les luttes et ennemis similaires des sultans ottomans.
Le discours de Le Pen embrasse également la puissance de l’Empire français, en comparaison avec les faiblesses de la France contemporaine :
Quand les Français ont oublié leur propre valeur, il faut voir la vitalité du cinéma québécois, de la littérature francophone en Afrique. Je crois que la France peut à nouveau devenir plus grande. (Le Pen, 2016)
L’extrait ci-dessus constitue le discours très traditionnel des partis populistes nationaux, le passé mythique, le présent problématique et un futur utopique de la nation. Le Pen encadre l’Empire français comme puissant, notamment sous l’aspect de la diffusion de la langue française dans les colonies. La France contemporaine, cependant, est présentée comme oubliant son identité et son histoire. Cette construction de l’Empire français comme glorieux, et de la France contemporaine comme misérable, place l’Empire français et la France comme membre de l’UE dans des catégories opposées et, ce faisant, elle oppose également le Français de souche qui souhaite rendre à la nation sa puissance passée, à “l’autre” qui s’associe à l’identité européenne sur l’identité nationale française.
Le cas de l’identité
La construction d’une identité nationale excluante s’appuie sur des valeurs et des attributs importants mis en évidence par la nostalgie historique de la nation. Le cadre de l’identité turque défini par Erdogan englobe la croyance islamique de l’Empire ottoman comme l’appartenance nationale déterminante de la Turquie contemporaine :
Vous ne pourrez pas diviser notre pays, vous ne pourrez pas détruire notre État, vous ne pourrez pas faire taire notre azan, parce que nous sommes la Turquie, nous sommes le peuple turc, nous sommes musulmans. (Erdogan, 2018)
L’extrait ci-dessus est un exemple impeccable de l’antagonisme entre le peuple turc et l’élite, et la couche étendue que le nationalisme ajoute à cet antagonisme, le peuple turc en tant que musulman contre les autres. L’utilisation binaire par Erdogan des pronoms ” nous ” contre ” vous ” place deux entités dans des catégories opposées l’une à l’autre (Aydin-Duzgit, 2016). Il construit d’abord la Turquie attaquée par un ennemi extérieur qui ” divise ” le ” pays “, cette affirmation place la Turquie dans une opposition hostile à l’Europe et reconnaît la différenciation idéologique de la Turquie par rapport à l’Occident. Deuxièmement, l’identité nationale est définie sur un axe haut-bas, comme dans les études sur le populisme, le “peuple turc” est opposé à un “devlet” (État) corrompu. Troisièmement, l’identité du “peuple turc” est expliquée par le nativisme et le nationalisme, et la turcité devient une identité d’exclusion qui compose l’identification “musulmane”.
La construction de l’identité dans le discours de Le Pen met également l’accent sur les valeurs françaises qui ont été forgées à travers le passé mythique de la nation :
Nous, Français, sommes profondément attachés à notre laïcité, à notre souveraineté, à notre indépendance, à nos valeurs, à notre art de vivre. (Le Pen, 2015)
Dans l’extrait ci-dessus, Le Pen propose les caractéristiques de l’identité nationale française. L’utilisation de “nous” et “notre” génère le discours populiste typique, les caractéristiques attribuées à ce pronom, cependant, propose la convergence du nationalisme dans le discours populiste. Le Pen construit le “nous” et le “notre” comme le groupe interne de la population, qui constitue les valeurs fondamentales de la francité définies par la laïcité, les valeurs culturelles et un certain mode de vie. Comme l’écrit le psychologue français Marc Lipiansky, un caractère national n’est pas simplement une somme de caractères individuels, mais c’est une manière générale de sentir, de penser et de vouloir (1991). Par conséquent, la construction de l’identité française excluante de Le Pen est très vague et étroite, elle exige que l’on s’intègre complètement dans la vie sociale et culturelle française, remplaçant toute authenticité ethnique et culturelle. Cela signifie que ceux qui perçoivent un style de vie, des vêtements, une alimentation et une foi différents sont intrinsèquement antagonistes à l’identité nationale française. Le peuple français se manifeste également par son attachement à la souveraineté et à l’indépendance, ce qui construit la relation conflictuelle entre le peuple français et l’establishment qui suit les règlements de l’UE, ainsi que l’UE qui a longtemps été accusée de réduire le pouvoir national.
Cet article a pour but de faire la lumière sur la façon dont les leaders populistes d’extrême droite ont encadré et créé une nostalgie historique et une identité nationale d’exclusion par la convergence du nationalisme dans leurs discours populistes. Cet article a révélé que le récit du “peuple” pur, tel que défini dans le populisme, est devenu exceptionnellement fort lorsque les leaders Le Pen et Erdogan ont combiné le nationalisme dans leur discours, construisant le “peuple” comme une opposition à l’establishment et à l’élite, mais opposant également le “peuple” en tant que communauté nationale à “l’autre” sur le plan ethnoculturel et idéologique. La construction d’une nostalgie historique dans le discours de Le Pen et d’Erdogan se concentre sur une conceptualisation mythique des empires ottoman et français passés, en se focalisant uniquement sur l’identité et les valeurs que ces empires possédaient. Ce faisant, cet article a montré que les deux partis réincarnent une identité nationale qui porte l’héritage du passé mythique, qui agit comme un bouclier pour protéger la nation contre les identités multiculturalistes croissantes et les idéologies de l’économie mondiale. Dans cette optique, l’AKP et le FN construisent un passé glorieux de la nation, un présent en crise qui leur permet de détecter et d’encadrer les ennemis imaginaires de la nation, et un futur imaginaire de la communauté nationale.
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