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Opinion

Sanctions minimales contre la Turquie avec une signification majeure

Le 11 décembre 2020, le Conseil européen a adopté une conclusion1 sur la base de laquelle des mesures restrictives individuelles pourront être décidées, visant vraisemblablement les responsables des travaux d’exploration gazière en Méditerranée par la Turquie. Si les sanctions prévues sont considérées moins fortes que ce qui est attendu2, elles sont pourtant dotées d’une signification très importante. Car, même si une suspension de l’union douanière avec la Turquie ou des sanctions concrètes avec un effet immédiat n’ont pas été décidées à l’issu de cette réunion du Conseil européen, la Turquie est désormais devenue un pays comme l’Iran ou la Russie, qui fait l’objet d’une sanction économique, alors qu’elle est officiellement un pays candidat pour entrer dans l’UE. Les effets économiques indirects de cette transformation sont déjà présents sous forme de désinvestissement ou de changement des projets commerciaux de certaines entreprises3.

D’ailleurs, l’adoption des mesures restrictives relativement légères par l’Union n’a pas surpris du fait de la difficulté pour obtenir un consensus par tous les États membres4. D’un côté les intérêts divergents des États membres et de l’autre côté l’inquiétude de voir rompre l’accord de 20165 visant à arrêter les traversées de migrants vers l’Union, ont rendu très compliqué l’adoption de véritables sanctions. Ces deux aspects ont été soulignés également par le haut représentant de l’Union6 pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, M. Josep Borrell lors d’un entretien7. Le contexte diplomatique entre l’UE et la Turquie se remarque donc dans la rédaction des conclusions de 10 et 11 décembre ;

« Le Conseil européen réaffirme qu’il est dans l’intérêt stratégique de l’UE de développer avec la Turquie une relation de coopération mutuellement avantageuse… Le Conseil européen insiste sur l’importance de maintenir ouverts les canaux de communication entre l’UE et la Turquie… L’UE sera également disposée à continuer de fournir une aide financière aux réfugiés syriens et aux communautés d’accueil en Turquie et à coopérer dans le domaine de la gestion responsable des flux migratoires vers l’ensemble des États membres »8

En revanche, les décisions prises ne s’arrêtent pas là et le Conseil européen invite le Conseil de l’UE à adopter de nouvelles inscriptions sur la base de sa décision du 11 novembre 20199 et donne mandat au chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, pour « faire un rapport au plus tard en mars 2021 sur l’évolution de la situation »10. Cela signifie que d’une part les sanctions individuelles pourront s’étendre aux acteurs économiques qui n’étaient pas visés auparavant par les sanctions, pour mettre la pression sur la politique menée par la Turquie et pour « serrer la vis progressivement »11 et d’autre part le Conseil européen suspendre l’adoption d’une position plus sévère pour attendre la mise en place de l’administration de Biden12 afin de s’appuyer sur un front atlantique commun pour aller plus loin et prendre des mesures plus efficaces13. Cela veut dire que, malgré l’apparence souple de conclusions adoptées par le Conseil européen, leur signification demeure toutefois très importante pour les jours à venir. 

Il importe de mentionner que trois jours après la réunion du Conseil européen, le 14 décembre 2020, les États-Unis ont adopté la loi CAATSA 23114 sanctionnant la Turquie, membre de l’OTAN, en raison de l’installation du système russe de missiles sol-air S-40015. Certes, les motifs évoqués par les États-Unis pour adopter des mesures restrictives ne sont pas les mêmes que ceux évoqués par l’Union, mais il n’en demeure pas moins que cela aura une influence significative sur la relation future de l’UE avec la Turquie qui sont toutes les deux membres de l’OTAN. 

Pour bien cerner la raison à l’origine de cette instabilité et cette inquiétude dans les relations entre la Turquie d’une part, et l’Union européenne et les États-Unis d’autre part, il est indispensable de prendre en compte la dérive autoritaire du régime actuel en Turquie, qui devient plus frappante à la suite de la tentative de coup d’État en juillet 201616. Les purges17 et les persécutions de plusieurs centaines d’opposants sous prétexte de cette tentative de coup d’État, ont entraîné la disparition de l’opinion publique libre. Entre plusieurs autres rapports internationaux, ceux préparés par les organes de l’UE attirent l’attention sur l’étouffement du pluralisme, sur les violations de la liberté de la presse et de la liberté d’expression, sur le non-respect des principes de l’État de droit et des droits fondamentaux18. Ainsi, la dénonciation de la décision Demirtas du CEDH par Recep Tayyip Erdogan en est le dernier exemple de cette attitude19.

Nous pouvons citer deux conséquences qui en découlent et qui expliquent cette politique extérieure fiévreuse : En premier lieu, elle est déterminée de manière arbitraire en l’absence d’un débat libre et démocratique, qui entraîne ainsi de brusques changements de cap20, et en deuxième lieu, elle est utilisée comme un moyen de politique intérieure21, pour renforcer la popularité du gouvernement à l’intérieur qui avait baissé avec le déclin économique lié à l’absence d’Etat de droit. Toutes les solutions apportées afin d’apaiser les tensions et normaliser les relations demeurent inefficaces ou temporaires, à moins que le respect des droits fondamentaux et des principes d’une démocratie pluraliste ne soient garantis au sein du pays.

Enfin, il est opportun d’évoquer l’adoption du régime mondial de sanctions par l’UE en matière de droits de l’homme le 7 décembre 202022 qui a pour but de mettre un terme aux violations et atteintes en matière de droits de l’homme dans le monde23. Ce nouveau mécanisme permettra à l’UE de défendre de façon plus tangible et directe les droits de l’homme, l’une des valeurs fondamentales de sa politique étrangère. L’avenir nous le dira, dans quelle mesure ce mécanisme sera efficace. Néanmoins, c’est une avancée importante qui s’inscrit dans une tendance générale24 pour lutter contre l’impunité, qui, celle-ci est basée sur des sanctions de nature plus particulièrement économique qui sont, si rien d’autre, des moyens de dissuasion vis-à-vis des responsables et un signe d’espoir pour les victimes.

Le mois de décembre fut certainement dense avec ces trois avancées significatives. L’espoir est à nouveau de mise en estimant que ces outils politiques et juridiques pourront être mis en œuvre de manière stratégique et adéquate afin de trouver une solution rapide, durable, efficace et améliorer les relations entre la Turquie et l’UE qui sont de plus en plus délétères. 


1.  Conseil Européen, Conclusions du 10 et 11 décembre 2020, EUCO 22/20.     

2.  Le Figaro, 20 octobre 2020, « Athènes demande à l’UE d’examiner la suspension de l’union douanière avec Ankara » ;

Europe 1, 9 Novembre 2020, «  La France veut proposer de supprimer l’union douanière entre l’UE et la Turquie » ;

Le Monde, 11 décembre 2020, « Divisés, les Vingt-Sept adoptent des sanctions minimales contre la Turquie ». 

3.  Econostrum, 1 Juillet 2020, « Volkswagen revient sur sa décision d’investir dans une nouvelle usine en Turquie » .   

4.  Euronews, 15 décembre 2020, « L’Europe n’inflige pas de véritables sanctions à la Turquie » (…L’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sont favorables à une ligne plus souple, tandis que la France, la Grèce et Chypre souhaitent une réaction forte de l’Europe, notamment des sanctions sectorielles ou un embargo sur les exportations d’armes vers la Turquie…) . 

5.  La Déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016.   

6.  Nilsa Rojas-Hutinel, « L’ultime Conseil européen de l’année 2020 : le consensus à tout prix ? », Rev. UE 2021.

7.  Euronews, 10 décembre 2020,  “EU will lose supremacy unless it invests more, diplomacy chief tells Euronews” .

8.  Conclusions du Conseil européen (précité), point 31. 

9.  Décision du Conseil (PESC) décision du 11 novembre 2019 concernant des mesures restrictives en raison des activités de forage non autorisées menées par la Turquie en Méditerranée orientale.

10.  Conclusions du Conseil européen (précité), point 32.

11.  https://twitter.com/CBeaune/status/1337210311770828806 .

12.  Marc Pierini (ancien ambassadeur de l’Union européenne en Turquie (2006-2011), chercheur à Carnegie Europe à Bruxelles).  

13.  Nilsa Rojas-Hutinel, « L’ultime Conseil européen de l’année 2020 : le consensus à tout prix ? », (précité).  

14.  (Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act) Qui peuvent être considérées comme des mesures équivalentes aux mesures restrictives adoptées par l’Union sur la base de l’article 215 TFUE.  

15.  https://translations.state.gov/2020/12/14/les-etats-unis-sanctionnent-la-turquie-en-vertu-de-la-loi-caatsa-231/ .

16.  Le monde, 21 Juillet 2016, « La dérive autoritaire s’accentue en Turquie ».

17.  Soit environ ; 150.000 limogeages, 500.000 investigations, 96.000 arrestations, 6000 universitaires licenciés, 4400 juges et procureurs limogés, 189 organes de presse fermés, 319 journalistes arrêtés, selon le site : https://turkeypurge.com .  

18.  Résolution du Parlement européen du 13 mars 2019 sur le rapport 2018 de la Commission concernant la Turquie (2018/2150(INI))

19.  Le monde, 23 décembre 2020, «La Cour européenne des droits de l’homme condamne Ankara pour la détention du leader pro-kurde Demirtas».

20.  Insel, Ahmet. « La Turquie d’Erdogan, ou le règne de l’arbitraire », Bertrand Badie éd., Le Moyen-Orient et le monde. L’état du monde 2021. La Découverte, 2020, pp. 158-164

21.  DW, 20 septembre 2020, GUVEN, Banu, « Yorum: İç politika aracı olarak dış politika ».  

22.  Règlement (UE) 2020/1998 du Conseil du 7 décembre 2020 concernant des mesures restrictives

23.  Service européen pour l’action extérieure (SEAE), « Questions et réponses : le régime mondial de sanctions de l’UE en matière de droits de l’homme » E.g.

24. Canadian Magnitsky Law, Russia and Moldova Jackson–Vanik Repeal and Sergei Magnitsky Rule of Law Accountability Act of 2012.

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